Exposition Quentin GUICHARD du 25 octobre 2018 au 9 décembre 2018
Dans une goutte, toute la mer est contenue
"Texte écrit à l’occasion de l’exposition à la galerie d'art contemporain Bertrand Hassoun, Besançon"
J’explore dans mon travail la question de nos origines. Observant les plis de la nature avant d’en saisir
le mouvement secret, ma démarche aspire à saisir le souffle universel, invisible et immanent, qui anime
toute chose. Je cherche une forme de présence dissimulée dans le cœur de la matière. J’essaie ainsi de
porter le langage photographique à sa limite, posant la question de notre rapport au réel où l’invisible se
révèle dans les entrelacs et les mouvements de la matière elle-même.
Tenir cette forme d’exigence du regard en utilisant la photographie relèverait presque du contresens.
Après tout, autant peindre si je désire tant dépeindre l’invisible... Mais ce serait ignorer le pouvoir de
véracité de la photographie, qui ne cesse jamais de dire, au détour même de ses propres
mensonges : « cela a eu lieu ». En utilisant l’aura de la photographie pour lui faire révéler ce qu’elle ne
peut substantiellement dévoiler, je suis en quête d’une trace ineffable et originelle, à l’œuvre derrière le
voile de nos propres perceptions.
Mais l’acte photographique n’est pas l’œuvre en soi : il est sa possible genèse. Par l’expérience du
voyage et des forces de la nature, j’exerce ma sensibilité à sentir les énergies du monde comme un
continuum permanent, où tout se lie et se délie. Car les éléments se prolongent et se répondent. Dans la
roche qui se déverse d’une falaise, persiste le souvenir de la lave et de l’eau qui l’ont formée, puis érodée.
Dans le déferlement d’une cascade, une intense force de gravité rencontre l’énergie ascensionnelle du
vent, incitant l’eau qui s’effondre à retrouver le ciel.
Quand j’explore l’Islande pour recueillir les matières qui deviendront les fragments d’œuvres à venir, je
prends part à une expérience qui exige de tout mon corps d’être sensible à ce qui circule autour de lui. Je
sonde ce que j’appelle l’épaisseur tellurique du réel, jusqu’à l’épuisement du regard. Jusqu’à cette
étrange sensation de ne plus rien y voir, et d’être vu en retour.
Vient alors l’instant où je dois photographier ce que la matière m’a dicté de sa propre réalité. J’en
garde d’intenses souvenirs, comme autant d’épiphanies dans la compréhension de mon travail. Le vent
d’Islande par exemple, celui qui vous gifle le visage et vous saisit les os, fait partie de l’expérience de
l’œuvre à venir. Sans son épreuve, je n’aurais saisi comment créer la circulation des énergies dans Les
paradisiaques. Le vertige éprouvé aux abords d’une cascade de cinquante mètres de hauteur est
également une ouverture sur la nudité du réel qui vous transforme profondément. Elle vous rappelle à
votre propre fragilité, à l’origine de votre peur et de votre volonté. Si je n’avais pas senti la peur, celle qui
peut tétaniser, à me lever au bord du vide tandis que la roche vibre sous mes pieds et que le vent me
déstabilise, je n’aurais pas eu l’idée des Espaces illuminés. Je pense même que le simple fait de se lever à
cet instant dans cet espace extrême, vous fait comprendre ce que c’est, profondément, notre propre
verticalité.
Il s’opère une intense réduction de soi-même, qui répond à des stimuli archaïques confrontés à une
force devenue l’univers tout entier. C’est une condensation totale de tous les éléments. Il faut ainsi tout
penser et ressentir de façon hystérique : chaque détail devient un univers en soi, reflétant l’ensemble qui
vous enveloppe. Ce que le poète mystique Kabîr exprime si profondément dans un poème sur lequel j’ai
longtemps rêvé : « Qu’une goutte tombe dans la mer, tout le monde peut le comprendre. Mais que dans
une goutte la mer soit contenue, qui peut saisir cela ? »
Ces moments de pénétration du réel sont rares et souvent brefs... mais quand ils surviennent, vous savez
qu’ils vous conduiront à méditer longuement l’expérience vécue. Il faut les explorer sans cesse, car ils
deviendront le limon des œuvres à venir. Elles devront dépasser les limites que le réel impose, mais elles
en seront tributaires. Elles seront de pures inventions faites de matières vues, touchées, senties,
éprouvées. C’est là que se situe l’immense liberté qu’offre l’art de la prise de vue : l’expérience
photographique est une forme de limite intraitable. Elle impose de rencontrer le réel et de se confronter
à soi-même, dans un acte existentiel qui conditionne la façon dont les œuvres futures pourront advenir.
C’est alors que je dépose l’appareil photographique et quitte la nature. Non pour m’en éloigner, mais
pour en explorer la substance d’une autre façon, propice à l’émergence des œuvres. J’ai fini par
considérer que mon travail, où je m’efforce tant à retrouver des espaces impossibles, se conçoit
véritablement au sein d’un lieu métaphorique. Je l’appelle parfois mon atelier intérieur.
L’espace de la prise de vue est un condensé de pure intensité où il faut apprendre à voir, pour espérer
entrevoir toutes les potentialités du réel. L’atelier intérieur est en revanche un espace de silence, de
stases et de reprises, de réflexions sur la justesse de ses choix et de ses orientations.
Dans ce lieu intime, les œuvres ne peuvent plus se rêver. Il faut les inventer, à partir des centaines de
matières photographiques qui constituent mon inventaire et ma nouvelle palette. Elles sont les unités
premières de mon travail. Je les fracture et les fusionne en de multiples strates, dialogue avec leurs
couleurs et leur invisible lumière. C’est le fruit d’une utilisation très spécifique et plasticienne du
matériau photographique. Un processus de découverte et d’expérimentation incessant, à l’opposé des
émotions et des intuitions vécues jusqu’à présent. Mais l’expérience du regard est la même — seule la
perception du temps diffère. L’œuvre émerge ainsi par une longue maturation de la pensée et de la
forme, où la mémoire des énergies ressenties s’active et se diffuse, en intégrant le temps comme un
élément créateur à part entière.
Des forces contraires puisent leur origine d’une source qui ne peut s’atteindre. Elle est un point
aveugle et définitif. A chaque œuvre, son implacable constat : savoir voir est l’apprentissage le plus
difficile. C’est un horizon inatteignable. Alors j’essaie d’y voir un peu mieux, à défaut d’en voir beaucoup
plus, et d’en partager les traces et les souvenirs.
Publication Est républicain samedi 27 octobre 2018
Galerie Bertrand-Hassoun, 18 rue de la bibliothèque 25000 BESANCON, Tel 03-81-50-88-46
Email: gallery@bertrand-hassoun.com